La Gascogne méditerranéenne La vallée de Molières (1/2)

- Vincent P.

Il est habituel de dire que le val d’Aran, ce morceau de Comminges qui par les aléas de l’Histoire s’est trouvé dans le royaume d’Aragon, est intégralement sur le versant nord des Pyrénées, dans le bassin de la Garonne.

En réalité, l’analyse des frontières montre deux exceptions. L’une des deux est la vallée de Molières, "vall de Mulleres" sur les cartes espagnoles, donc en catalan, où se trouve "Er Espitau de Vielha", un refuge.

Cette petite annexe gasconne sur le versant méditerranéen est constitué des sources de la Noguera Ribagorzana, la rivière qui file droit vers le Sud, faisant grosso modo la frontière entre l’Aragon et la Catalogne, une frontière historique plus qu’humaine, car les deux rives, à la réalité, parlent une même langue, dite catalane depuis le XIXème siècle, même si la toponymie, tout comme les isoglosses, montrent plutôt un croisement du catalan et de l’aragonais.

Il convient pour s’en convaincre de regarder les toponymes des environs, côté catalan : Comaloforno, Comalesbienes, Cap de Copiello, Colieto, Barruera, ... De nombreux toponymes en Catalogne ont une apparence aragonaise, avec diphtongue ou maintien du -o final issu du latin -u(m), ce qui montre le recul de l’ancienne forme romane propre à la zone, dite "ribagozanais ancien", substituée par le catalan.

Ce phénomène a été étudié par le grand linguiste catalan Corominas, mais est quelque peu mis en sourdine de nos jours, dans un contexte d’opposition entre les deux nationalismes, aragonais et catalan, pour la possession de ces terres (l’affaire de la Franja, qui a connu récemment un nouvel épisode, avec la restitution des biens du monastère de Sijena à l’Aragon, qui se trouvaient au musée de Lérida, après l’intervention de l’article 155 sur la Generalitat).

Sur la question des toponymes de Ribagorza, voici un article intéressant. Notez que nous connaissons côté français un cas assez semblable, avec le Séronais en Couserans, où la toponymie est plus gasconne que la langue dans le dernier état, qui avait été vraisemblablement "languedocianisée", par la proximité de Foix

Áreas lingüísticas modernas y antiguas en Ribagorza : aportaciones de la toponimia

Toujours est-il que la haute vallée de la Noguera Ribagorzana est en territoire aranais. Difficile de dire si le gascon y était parlé naturellement, s’agissant manifestement d’un territoire qui n’était pas habité autrement que par l’entremise du refuge de l’Hôpital de Vielha.

En tout état de cause, la toponymie figurée sur l’équivalent de l’IGN en Espagne est souvent gasconne : "Era Ribereta", "Era Cometa", "Abetar de Conangles", "Era Escaleta de Rius", ... même si des formes orthographiques catalanes, peut-être issues d’une version avant normalisation linguistique, subsistent : "Vall de Conangles". Un très intéressant "Lo Pla" semble attester la présence de l’ancien article "lo", face à "el" du catalan standard, qui était l’article encore usité en Ribagorce catalane, avant normalisation, excessive à mon sens, qui a imposé la forme de Barcelone.

Nous sommes dans tous les cas face à un lieu de passage et de transition, fatalement mêlé, mais qui a le mérite de faire un lien entre les différents pays des Pyrénées. A noter que les lieux sont dominés par l’Aneto à l’Ouest, et le Bessiberri à l’Est, deux oronymes nettement euskariens, mais c’est une autre histoire.

Grans de sau

  • Merci Vincent pour cette étude précise et convaincante.
    E boune anade a touts !
    J.L.

  • Ah la Montagne... la vieille mémé qui occupe encore une cabane au milieu du jardin de la Maison Pyrénées. Elle a cinq héritiers. Quatre sont mariés : Euskadien à l’ouest, Francorépulicain au nord, Espagnolunalibregrandiste au sud et Généralitesque à l’est. Ils ont érigé qui la grange, qui le bas, qui le grenier, qui le poulailler en appartements privatifs. Le cadet, Valléen, vit célibataire avec mamie. Les quatre préparent le partage de la Maison en quatre parcelles bien cadastrées. Quand la vieille aura fini par disparaître, il pourront enfin poser les clôtures. Valléen, sans moyens et qui s’est tu toute sa vie, n’aura guère voix au chapitre.

  • Sur ce sujet comme sur d’autres, un réseau des "étudiants" de la matière culturelle Pyrénéenne, évidemment transfrontalier et indépendant, ferait du bien.

    Par exemple il aurait peut-être donné à l’auteur de l’article en lien une approche holistique plus efficace pour traiter la matière romane à l’échelle du massif.

    Le débat "aragonais ou catalan" n’apporte pas grand éclairage au final et conduit il me semble à du pinaillage.

  • Comme le disait un linguiste, avant la normalisation des langues, on passait en continu d’une langue à l’autre, par changement progressif des traits de la langue parlée. Il n’y avait pas de langue (ou de dialecte) centrale.

    Ceci est vrai bien sûr pour les langues de même famille. Sinon, il y a un saut lorsqu’on change de famille : du gascon au basque, des parlers latins aux parlers germaniques, etc.

    Donc, je suis assez d’accord avec Artiaque, il n’est pas utile de chercher une limite nette entre gascon, aragonais ou catalan.

  • J’entends parfaitement ce qui est écrit plus haut, sur la profonde unité romane pyrénéenne, au-delà des isoglosses, mais c’est tout de même passer outre deux réalités indéniables :

     Une réalité linguistique : il y a certes un substrat commun et des phénomènes d’interpénétration, ce qui explique les faisceaux d’isoglosses disjoints, mais il y a aussi des domaines linguistiques.

    Chercher à identifier ce qui relève d’un domaine linguistique centré sur la Catalogne d’un autre centré sur l’Aragon n’est pas vain. Pas plus que ne l’est la comparaison avec la toponymie, qui permet de déceler un état ancien de la langue, et donc de décrypter des dynamiques locales, qui nous intéressent. Nous connaissons, en Gascogne, des débats absolument similaires, en Séronais par exemple, mais également dans la vallée de la Garonne.

    Par ailleurs, s’il est difficile de trouver une limite entre catalan et aragonais, notamment du fait par exemple de l’existence du bénasquais, qui tient de l’un comme de l’autre, ou est juste lui-même, identifier une limite avec le gascon est chose beaucoup moins difficile, tant le gascon en Aran reste typé par rapport à la romanité plus intermédiaire du groupe catalano-aragonais, notamment sur des traits forts, comme les articles, ou en phonologie, le passage emblématique f > h.

     Une réalité politique : allez dire, de nos jours, après le romantisme du XIXème siècle, et les tensions exacerbées en Espagne sur la définition des nations, qui passe par la territorialisation, qu’il est inutile de chercher à tracer des frontières, alors qu’en somme, ils ne débattent que de ça depuis des décennies ...

    C’est un fait de real politik : la question de la dite "Franja" empoisonne les relations entre l’Aragon et la Catalogne. L’Aragon y voit une zone de transition, mêlée, cette vision changeant au gré des alliances au pouvoir à Saragosse (en ce moment, la vision de la coalition de gauche est plus conciliante), tandis qu’en Catalogne, l’on produit des cartes des Països Catalans depuis 40 ans, avec des comarques créées sur des terres aragonaises, non sans un certain irrédentisme, et une lutte de symboles (l’Aneto se doit d’être catalan).

    Je crois qu’en l’état, il est impossible de dire qu’Aragonais et Catalans sont issus d’une même souche, que leur histoire est absolument imbriquée, surtout sur la frontière, que Lérida tient plus de Huesca que de Barcelone, tant la définition d’un roman national propre à chaque communauté autonome prime dans le débat espagnol. C’est ainsi.

  • Et languedocien... Parce que souvent, pour des raisons idéologiques, "gasconnisme" un peu trop poussée, on oublie les indéniables parentés occitanes...

    • Personne, ici, ne remet en cause les indéniables parentés linguistiques avec le languedocien, plus particulièrement dans le cas pyrénéen, où gascon du Couserans et languedocien du Foix fusionnent totalement. Le gascon n’est jamais qu’une tendance linguistique : sa grande originalité, c’est que ladite tendance se raccroche à d’autres phénomènes, dont certains ethniques, certes évaporés.

      Il ne devrait être un problème pour personne d’admettre que le gascon ne s’individualise pas nettement, en ses marges, des parlers voisins. Mais il n’est pas vain, non plus, de chercher à identifier ce qui relève de tel ou tel espace. C’est de la macro-linguistique, qui va au-delà des variétés localisées, et cherche à comprendre les grandes dynamiques. Dans le cas gascon : pour quelle foutue raison à Saint-Lizier en Couserans et à Lesparre en Médoc, à des centaines de kilomètres l’un de l’autre, et alors même que ce sont quasi deux langues différentes, l’on supprime le f des mots tirés du latin, alors que ce n’est pas le cas à Foix, à quelques encablures du Couserans ?

  • Intéressant débat Vincent.

    Je suis tout à fait d’accord qu’il faille considérer la situation politique, quelle que soit sa forme (état, autonomie, assemblée, ou autre). Elle explique grandement l’évolution des langues depuis 2-3 siècles.

    Je reste persuadé que la permanence des parlers des Pyrénées jusqu’au XXè siècle, ne s’explique que par une permanence politique depuis au moins un millénaire.

    Certains ont nommé ce phénomène politique les Républiques pyrénéennes.

    Plus en amont, y avait-il une autre structure (vasconie) ? Elle était sûrement très lâche mais pérenne sur une très longue durée.

  • Il me semble que la recherche de la séparation lingüistique en Ribagorce tourne à vide pour deux raisons :
     les termes/concepts "aragonais" et "catalan" sont mal adaptés,
     l’analyse manque d’ampleur géographique et historique.

    Je reprends l’exemple de l’article en lien : il focalise sur la prononciation des "o" et "e" ouverts ou diphtongués. Ce serait le critère emblématique pour classer un parler en "catalan" ou "aragonais".

    Or avec du recul géographique et historique on sait que cette prononciation est/fut variable sur la quasi-totalité du domaine circumpyrénéen... notamment en montagne.

    Quant aux termes/concepts lingüistiques "aragonais" et "catalan" ils entretiennent la confusion avec les territoires politiques "Aragon" et "Catalogne", poussant à une dichotomie en dépit du terrain.

  • Comme toujours la question des limites linguistiques (comme celle de la normalisation d’une langue) ne laisse le choix qu’entre des arbitraires et n’est jamais "tranché" que par une volonté politique et idéologique fatalement discutable.

  • Sur la question de l’ancienne langue romane dans le Haut-Pallars, frontalier de l’Aran :

    Llista de topònims d’origen bascoide del Pallars Sobirà

    La influència basca sobre el primitiu romànic pirinenc precatalà

    Els trets, observables en la toponímia, del primitiu romànic altpallarès estan molt condicionats pel basc : conservació de la -o i la -u finals ; conservació de la -e final ; pèrdua de la -n- entre vocals (lo Solau < lo Solano) ; conservació de -n en posició final, el grup -ns- no sempre s’ha reduït a -s- : el llatí g ha conservat l’oclusió davant vocal anterior ; el sufix llatí -arius a pres la forma -ari, com en basc (Lamiari<Laminarium) ; la r- pren una vocal protètica ; la -s- antiga es pot mantenir sorda ; hi ha oclusives sordes intervocàliques sense sonorització ; l- inicial sense palatalització ; li, ni conservades sense fusió (Saliente/Sallent) ; nd no reduït ; no diftongació de e o o breus davant palatal ; vacil·lacions en la posició de l’accent ; casos de p- per f-, etc.[2]


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