On pourrait penser l’irrigation née de la folie productiviste d’une agriculture hyper-moderne, de sa hantise de manquer d’eau et de créer de la ressource.
Une mise en perspective historique de ces préoccupations en démontre leur permanence depuis des siècles.
D’ailleurs le nom de rivière Adour a donné naissance au terme gascon ancien Adourga qui signifie irriguer, creuser des rigoles, conduire l’eau.
Dans la seule plaine de Tarbes sur une soixantaine de kilomètres de la partie haut-pyrénéenne, nous avons un chevelu de 1000 km de canaux.
Et nous verrons plus loin que la partie gersoise de cette même vallée ne déroge pas à cette constatation.
Prenons l’Encyclopédie du XIX° siècle (1836-1853) : elle cite trois régions françaises à la pointe de l’irrigation : le Comtat Venaissin (pied des Alpilles, l’eau venant de la Durance), le Roussillon et enfin l’Adour dans le département des Hautes Pyrénées (cite le canal de la Gespe, canal d’Alaric entre Pouzac et Cahuzac).
Ce système est très ancien : certainement depuis le Moyen Age. Mauran, Froidour l’ont décrit. Ces canaux sont-ils wisigothiques (on les retrouve parfois dans les pays de piémont qui ont été occupés par les wisigoths : Adour, Roussillon, Valais, Aoste, Lombardie) ? Mais les Wisigoths ne sont ils pas les continuateurs des Romains ?
Conservons donc aux Wisigoths leur paternité supposée jusqu’à la découverte de documents plus précis.
Onésime Reclus, géographe « La France à vol d’oiseau » 1908 :
« A partir de la plaine de Tarbes, l’Adour se fait triple : au centre le vieil Aturus, à l’Est le canal d’ Alaric, à l’ouest l’Echez….. Véridiquement, le fleuve n’est pas triple mais décuple, vingtuple, centuple : partout des artérioles dérivées de ces trois artères, un dédale de canaux et de sous-canaux qui s’enfuient, se joignent et s’entrecroisent ; soleil, lune, humus, des gazons drus, des chevaux célèbres, des maïs gigantesques ; contrée à souhait tiède, chaude, éclairée, autour de Vic, de Rabastens, de Maubourguet. L’Adour y descend au dessous de 200 m et sort enfin de la Bigorre, de plus en plus hors de lui-même, dans des canaux plus que dans son large lit, au pays de Rivière Basse, circonscription d’antan plus ou moins flottante entre la Bigorre et l’Armagnac »

"chevelu d’artérioles" autour de l’Echez près d’Andrest, au nord de Tarbes (illustration de Tederic)
Un même constat de Bagnères à Aire
D’abord une idée à combattre : seule la plaine de Tarbes connaîtrait cette irrigation : dans le Gers si on totalise tous les canaux anciens (selon le terme d’un PV du CG 32 en 1862) on dépasse 77 km (Moulins 219 ha irrigués, Rouges 78 ha, Cassagnac 100 ha, Riscle,Tarsaguet, Larras, Gée – Bernède – Barcelonne chacun pour quelques dizaines d’ha).
En 1865, ces canaux sont en mauvais état d’entretien et le Directeur de l’Agriculture lance une association syndicale pour « le curage à vif fond et à vieux bords, enlèvement des arbres et des arbustes croissant sur les bords ». Mais au-delà de l’entretien de l’existant, c’est toute une dynamique de création de canaux nouveaux qui va voir le jour notamment au travers du canal de la plaine de Plaisance.
L’idée de Bernard Adolphe Granier de Cassagnac (le bonapartiste-maire de Plaisance) est de profiter de la prise d’eau du canal des Moulins pour alimenter un canal à trois branches de 15,366 km au débit de 1,5 m3/s et qui irriguerait 1500 ha dans la plaine. Les études sont terminées en 1853, et le 7 juillet 1856, Napoléon III, son ami intime, lui concède le canal à charge de le réaliser. Seule la branche principale de 6,400 km est réalisée en 1861 et fait tourner les deux moulins Cassagnac (petit et grand) à Plaisance. Ils sont inaugurés en 1863 et 1864.
La partie irrigation est faible : 54 ha en 1863, et 134 ha en 1874. On est très loin des 1500 hectares prévus dans un objectif irréaliste.
En 1875, si l’on fait le total des surfaces irriguées (Cassagnac + système Alaric) on obtient tout de même un chiffre significatif : 430 hectares pour 444 prises d’eau.
Les projets de prolongement
En 1870, « M Granier de Cassagnac est en instance pour obtenir l’autorisation de faire procéder aux études du prolongement de son canal jusqu’à Monguilhem soit en plus une longueur de 40 km environ ». Le projet évolue peu et en août 1876, le Conseil Général approuve le vœu « que les eaux du canal de Plaisance soient à leur sortie des usines lancées dans la vallée du Midour, à l’aide d’un tunnel à construire sous le coteau de Lasserrade ». Le projet ne se fait pas, heureusement car il aurait rencontré un problème technique de taille : entrée du tunnel de transfert à 127 m d’altitude, sortie dans la vallée du Midour en bas de Lasserrade 130 m. Des ingénieurs de la trempe de Colomes de Juillan [1] auraient su corriger ce défaut de conception … mais il venait de mourir.
Un projet de canal à l’Ouest de l’Adour
Le 25 août 1853 le CG souhaite la création d’un canal de 12 km dans la plaine de Riscle à partir de Cahuzac jusqu’au bas de Saint Mont, soit par un canal dérivé de l’Adour, soit par un canal dérivé du Louet à Laloncagne (commune de Castelnau Rivière Basse).
Le 1° mars 1854, le ministre de l’Agriculture donne son accord pour engager les études sur la base d’un débit de 3 m3/s et de 1200 hectares irrigués.
Usages et règles
Ce réseau sert essentiellement à l’Irrigation par submersion des prairies (mais pas forcément le maïs qui coûte trop cher en fumier) et à une foule d’autres usages tous liés à l’agriculture : drainage des parcelles ou des quartiers de ribère, délimitation de parcelles, abreuvement du bétail, force motrice pour les moulins ou les modestes forges, foulons ou scieries, croissance ou conservation des osiers, alimentation par la pèche, étalement des crues, réalimentation de la nappe superficielle si bien que ceux qui n’étaient pas tout proche du canal et les maïs en profitaient quand même…
D’ailleurs le lit étant moins enfoncé qu’aujourd’hui, la nappe superficielle était un peu plus proche de la surface.
En tous cas ces canaux sont entretenus : les documents sur l’agriculture nous parlent de recurement des écouloirs, entretien des écluses… en mars on nettoie les fossés et écouloirs, leur humus est réparti sur les parcelles.
Dans la plaine de Tarbes, on irrigue au printemps deux ou trois fois si la prairie n’a pas été fumée en hiver, ce qui est rare.
Sinon, la première mise en eau se fait après la coupe du foin (juin) et ensuite 48 heures tous les 10 jours. Si l’eau devient trouble par suite d’orages, on ne la fait pas rentrer dans les canaux car le sable les colmaterait et les prairies seraient ensablées. Au contraire plus en aval, on utilise les eaux limoneuses qui enrichissent les prairies. L’irrigation prend fin en septembre.
« Pas de vaches au pré après le 31 mars, le foin coupé avant le 6 juin » disait–on à Hères.
Ces canaux sont demandés fortement par les riverains : une prairie irriguée rapporte 4,5 fois plus qu’une prairie sèche et la plupart des Cahiers de Doléances s’en font l’écho sur le thème « on demande la faculté de puiser dans l’Echez - ou l’Adour - pour arroser les près….afin de transformer des terres quelconques en grasses prairies »
Ces canaux sont si utiles – et sources de conflits - que la puissance publique va les réglementer.
A Campan le premier texte réglementant les usages d’arrosement date de 1500. Les droits d’eau (bégades) sont définis en fonction de la surface à irriguer avec un débit réservé qui est égal à un trou de 4 cm de diamètre percé dans la pierre d’estanque. Ces droits d’eau tournent dans la semaine : la nuit, le jour….
Pour l’ensemble des canaux issus de l’Adour, le Préfet « règle les modes et conditions de distribution de ses eaux pour l’irrigation des propriétés et fixe les heures d’ouverture et fermeture des vannages ».
Ce règlement de juillet 1812 est toujours en vigueur en 1858. Il limite les heures de fermeture, possible de 6 h du soir à 6 h du matin du 15 juin au 1° octobre. Sauf en amont d’Ordizan (Haut Adour) où la fermeture n’est autorisée que du samedi soir 6 h au dimanche matin 6 h afin de préserver la ressource des irrigants aval.
Et ce besoin d’eau va entraîner, bien avant l’institution Adour, bien avant le maïs hybride.
LA QUESTION DE LA RESSOURCE EN EAU.
Deux facteurs se conjuguent pour exiger un accroissement de la ressource : la demande d’assainissement urbain très forte au XIX° siècle (bien que les villes de Bagnères, Tarbes, Vic et Maubourguet aient déjà été dotées d’un réseau de « tout au canal » performant) et la demande agricole.
La création de ressource s’articule autour de trois dossiers :
- Le difficile siphonnage du Lac Bleu
Ce lac de la vallée de Lesponne est équipé en 1831d’un siphon en fonte d’un diamètre de 30 cm, plongeant de 9 m dans ses eaux. Sa mise au point est difficile, en raison de la baisse de pression atmosphérique en altitude, difficulté d’acheminer des tubes en fonte.. L’étude est reprise en 1853 : le choix est fait du percement d’un tunnel avec 7 vannes à pelle, débouchant sous 22 m d’eau. Travaux très longs pour ne pas inonder la galerie (sécurité des ouvriers) qui se terminent en 1860.
- Le transfert du Gave de Pau dans l’Echez
Le régime nival du Gave le rend abondant en été alors que l’Adour est largement déficitaire car aucun glacier ne l’alimente. Cette observation n’a pas échappé à un jeune secrétaire général de la préfecture du nom de Pierre–Toussaint de Laboulinière (1780-1827).
Extrait de son « Annuaire statistique du département des Hautes Pyrénées…. » Tarbes 1807, 411 pages + tableaux. :
« D’ailleurs le même but pourrait être rempli avec bien plus d’avantages et incomparablement moins d’inconvénients en se servant de la rivière de l’Echez que l’on grossirait par des dérivations faites à l’Adour et au Gave avec lesquels on établirait ainsi d’utiles communications. Ce canal serait éminemment utile, je me borne à en indiquer le projet….. ; l’été elles (les eaux) seraient employées à l’arrosement des terres… »
Si vous pensiez que l’idée de transférer des eaux du Gave vers l’Adour-Echez était sortie d’un carton de technocrate du XXI° siècle, vous voilà déçu : elle a au moins 200 ans.
Cette idée va être travaillée par notre ingénieur en chef Colomes de Juillan : le premier jet en 1858 vise à établir une prise d’eau de 30 m3/s en face de la ville de Lourdes et à alimenter directement l’Echez, le Luy, la Fronde.
Ensuite, deuxième version inspirée par le rôle de château d’eau du plateau de Lannemezan : une rigole prendrait l’eau à Argelés, passerait par les côtes de Sarsan, sous celle de Poeyferré par un tunnel et se rendrait sur le plateau de Ger pour faire des réalimentations « à la gersoise ». Une autre branche irait réalimenter l’Echez et le Mardin sur la commune d’Ossun.
Et ce transfert est un dossier qui est mené conjointement par trois départements, les ancêtres de notre Institution Adour : leur première réunion sur ce dossier a lieu le 29 mai 1872 à la Préfecture de Tarbes pour constater le blocage par l’aval (Basses-Pyrénées).
Colomes est un visionnaire, le projet est techniquement réalisable même s’il doit simplifier le projet et limiter les valeurs de débit à 7 m3/s pour tranquilliser les Béarnais.
En fait, il se heurte à l’absence d’investissements forts de la puissance publique qui préfère investir dans les chemins de fer. L’ Etat proposera bien 50% de financement en 1876 (3MF), ce sera jugé insuffisant.
En 1878 encore le CG 65 relancera le dossier et en 2011, il est toujours d’actualité.
- L’eau de la Neste pour la Gascogne gersoise
Quant à des applications à peine plus récentes, sachez que le Canal de la Neste est une idée encore du même Laboulinière (ou du moins rapportée par lui). Le chantier commence au début du XIX° siècle et est assez long à cause de la mauvaise qualité des terrains entre Sarrancolin et Lannemezan. Nombreuses fissures, pertes, si bien que prévu pour 7 m3/s il peine à atteindre 2,7.
Il irrigue effectivement une partie du Gers depuis 1863 à partir de sa prise d’eau de Sarrancolin.
A partir de 1880 le ministère de l’Agriculture songe à utiliser les eaux du secteur d’Orédon pour le soutenir. Le 21/06/1883, une décision ministérielle autorise la création de cette réserve et en 1884 des études complémentaires sont lancées pour le rehausser et doubler sa capacité.
La ressource est donc loin d’être une manie moderne : c’est un héritage quasi culturel. Sa gestion a impliqué des réflexes collectifs : règles d’usage, solidarité amont-aval et notion de bassin, intervention de la puissance publique sur lesquels se fonde encore tout aménagement.