Un nouveau toponyme celtique de frontière : *canto Cansac et cie

- Vincent P.

De passage à Paris cette semaine, je me suis arrêté à la librairie Picard du quartier latin, spécialisée dans les thèmes antiques et médiévaux, sous l’angle archéologique ou linguistique notamment, et ai acheté l’ouvrage "Enquête aux confins des pays celtes", par Jacques Lacroix.

La lecture de cet ouvrage est très éclairante : il existe un thème celtique *canto au sens de "frontière", que l’on a longtemps voulu croire oronymique (on pense aux monts du Cantal). La démonstration est quelque peu longue, et il convient de renvoyer à l’ouvrage pour s’achever de la pertinence de la démonstration.

Ainsi, la ville normande de Caen tire son nom probable d’une forme *Cantomagos non-attestée "marché de la frontière", à la frontière des Baiocasses et des Viducasses.

Un exemple frappant de coïncidence entre cette racine *canto et une frontière est le hameau de Cantobre à Nant (12), dans l’ancien Rouergue, que l’on tire de *Cantobriga, autrement "château de la frontière". Les anciennes explications voulaient voir dans *canto le sens de "circulaire", mais l’ancien château est bien à la frontière de l’ancienne cité des Ruthènes, face aux Gabales, et c’est encore la frontière entre les départements de l’Aveyron et de la Lozère.

En quoi l’identification d’une telle racine nous intéresse-t-elle en Gascogne ? C’est que les confins des pays gascons ont évidemment été de langue celtique à une époque donnée.

L’étude se poursuit et fait la preuve, ce que les spécialistes disaient depuis un moment, que c’est fort abusivement que l’on a cru que le suffixe -(i)ac, tiré du celte -(i)aco, latinisé -(i)acum n’avait servi qu’à construire des toponymes basés sur un anthroponyme. Ainsi *Cantiaco au sens de "lieu de la frontière" a donné en zone d’oc Cansac (Canchy en zone normando-picarde, Chanc(e)y en zone d’oïl standard).

Et justement :

 Cansac à Pellegrue (33) semble matérialiser la frontière entre l’ancien Bazadais d’Entre-deux-Mers et l’Agenais du Pays Foyen, via cette fameuse bande de terre qui atteignait la Dordogne ; la frontière ne semble pas tout à fait parfaite, il y a incertitude sur le village de Massugas.

 Cansac à Bourg-de-Visa (82), dans l’ancien Quercy, est encore aujourd’hui la frontière entre le Tarn-et-Garonne et le Lot-et-Garonne, frontière qui correspond à celle entre Cadurques et Nitiobriges, le territoire de ces derniers devenant l’Agenais.

 Cansac à Broquiès (12) : le toponyme n’est pas loin du Tarn, mais cela ne doit pas correspondre ; en revanche, le lieu-dit est à l’intersection de trois communes, de nos jours, est-ce une ancienne frontière intérieure ?

On voit bien, l’équivalence avec les frontières antiques anciennes n’est pas toujours nette, mais la coïncidence est tout de même forte.

Jacques Lacroix va plus loin, et cite des dérivés possibles, ainsi la forme *Cant-ili-aco, qui a donné le connu Chantilly, qui était la rencontre des évêchés de Soissons, Senlis et Beauvais au Moyen-Âge. En pays d’oc méridional, cela donnera Cantillac :

 Cantillac à Sauveterre-de-Guyenne (33) semble correspondre à la limite entre l’Entre-deux-Mers biturige et le Bazadais, dont relevait Sauveterre ; le souci vient que Saint-Brice était a priori en Bazadais et se trouverait à l’ouest de ce toponyme, mais il convient de prendre en compte que cette paroisse doit être de création tardive, l’espace ne devait pas être aussi humanisé qu’il ne l’est (des forêts notamment), et par là même, il est fort probable que Cantillac ait été un "établissement de la frontière".

 Cantillac (24), en Périgord, qui aurait conservé étrangement une initiale ca- au lieu de cha-, pourrait être la frontière entre les Petrocores et les Lémovices : l’évêché de Limoges comprenait Nontron. Sur la route entre Nontron et Cantillac, que des hagiotoponymes, de formation médiévale, donc ultérieure.

 Cantillac à Bordères-sur-l’Échez (65) ne correspond à rien, et un toponyme celte paraît très aléatoire, un nom propre antique semble plus raisonnable.

Une autre série est *Cant-in-iaco, qui donnera Cantenac en pays d’oc méridional :

 Cantenac (33) ne serait-il pas la frontière méridionale des Médules, qui donneront le Médoc ?

 Canténac sur la commune d’Espinas (82) est exactement à la frontière entre Cadurques et Ruthènes, la région de Saint-Antoine-Noble-Val étant rouergate avant la création du Tarn-et-Garonne.

 Cantenac à Lansac (33) ne semble correspondre à aucune frontière entre cités antiques, s’il s’agit d’un fitonyme, alors c’est une frontière mineure, peut-être celle du territoire antique autour de ce qui deviendra Bourg ?

 Cantenac à Saint-Émilion (33) semble confirmer la possibilité de matérialisation d’une frontière mineure, ici entre ce qui devait être un grand domaine autour de ce qui deviendra la généralité de Saint-Émilion et un autre domaine (autour de Fronsac ?) ; notez que ce toponyme se situe tout près du menhir dit de Pierrefitte, il y a bien une frontière.

Bien évidemment, je ne me suis intéressé qu’aux formes gasconnes et d’oc méridional susceptibles d’être prises par les formes celtiques reconstituées, mais il va de soi que l’ouvrage de Jacques Lacroix constate les mêmes coïncidences partout ailleurs, plus ou moins stupéfiantes.

À noter que l’auteur met en évidence que le thème pourrait se retrouver aussi dans la série *ar-ganto, initialement *ar-canto, réinterprété via le latin argento "argent" : ce serait le cas d’Argenton-sur-Creuse, du celte Argantomagos "marché de la frontière" ... et de notre Argenton (47) en Bazadais ancien ?

Bref, cette piste *canto "frontière" est encore tâtonnante mais assez clairement, elle permet une percée nette en matière d’étymologies de toponymes anciens, notamment en Gascogne garonnaise, soumise aux influences celtes.

Voir en ligne : "Enquête aux confins des pays celtes" par Jacques Lacroix

Grans de sau

  • Notons que Cantillac est un patronyme du Cernès et de l’Entre-deux-Mers (c’était le nom d’ancêtres miens...j’ai toujours des ancêtres en réserve pour illustrer tel ou tel truc haha)
    Peut-être que le Cantillac de Sauveterre est le toponyme d’origine, et que ceux de Périgord et Bigorre sont d’origine patronymique.

    Pour les Cantenac de nord Gironde, il faudrait creuser côté patronymes mais pourquoi pas un surnom d’une personne originaire de Cantenac dans le Médoc ?

  • Je suis frappé par l’importance de la notion de limite,de frontière (canto,finis>hins,etc...) dans l’origine des noms de lieux,grands ou petits ;pour nos ancêtres ,ça comptait visiblement beaucoup.Etait-ce par une sorte de méfiance atavique voire une hostilité envers les voisins ou simplement pour mettre les idées et les territoires en ordre et éviter les conflits ? Je ne sais.

  • En des époques où la vie des gens se passait surtout à l’échelle de la paroisse, quoi de plus banal que de nommer ainsi (hite, couhins, tèrmi, bidane, estrem, cap...) ce qui était pour eux comme le bout du monde ! À plus forte raison dans des régions où les limites sont fortes, matérialisées par des ravins, falaises , rivières, marécages ou forets. Et c’est sans compter les toponymes de type Loubeyre, Canteloup, Canterane, Boupeyre, Renardeyre ; Seougue, Broust-, Haourès, Braou, Combe, Arrec, ...

    (Je m’aperçois que je parle d’une époque plus tardive mais ça devait être encore plus vrai pendant l’Antiquité)

  • X. Delamarre, dans son dictionnaire gaulois, a plusieurs entrées de ce genre :

    1- canti(-), canto- "avec, ensemble" ?
    gallois, breton gant = avec

    Selon X.D. ce mot pourrait avoir un dérivé substantif cantium = : assemblée, lieu de réunion, colline (ce sont les sens du mot irlandais céite qui en dérive)
    Cantium -> Kent
    Cantiorix = roi des assemblées

    2- cantom, qui signifie cent
    Canto-mantallo cent-chemins
    Cantomalli, cantomilli : qui possèdent cent bêtes
    Cantosenni = vieux de cent (ans)

    Centobriga (en Espagne) = les cent collines sinon hauteur circulaire

    3- cantos qui signifie cercle, jante , d’où dérivent fr. canton (district). vf. chant =côté (NB perso :la notion de frontière pourrait dérivé de ce dernier concept : côté - > frontière)
    Le sens premier est jante (de la roue), puis cercle
    breton cant = cercle
    Cantomagos = le champ circulaire ou le marché circulaire (X.D.).
    Mediocantus= point central (X.D. avec un ?)
    Cantobriga = hauteur circulaire (X.D.)

    Pas de notion de frontière chez X. Delamarre mais on s’y attendait en lisant le message de Vincent.

    Voir en ligne : http://loblogdeujoan.blogspot.com

  •  L’idée de cercle va assez bien avec l’idée d’inclusion, rassemblement, d’où le sens avec ; puis avec celle de (voir) tout autour, auquel cas les lieux de type cantobriga seraient en fait, à mon humble avis, des hauteurs d’où l’on peut voir le tour de l’horizon (plutôt qu’une référence à l’aspect du relief). Dans ce cas les sens 3 et 1 de XD seraient liés.
     L’idée de cercle inclusif implique un dedans-dehors ; le cercle est la limite de ce qui est circonscrit. S’il y a une notion de limite, frontière, bord, pourtour, elle peut donc en dériver aussi.
     La racine cant- semble effectivement productive en gascon. Le sens de bord est bien celui qu’on retrouve dans lo cant de mar, la cantèra (bord d’un champ, avec ou sans chemin ; bord d’une propriété), candau (versant d’une colline) ; un meuble encanterat penche de côté à cause d’un pied trop court. Au propre ou au figuré, encanterar, c’est faire pencher :
    « Aquesta insolentisa de ton pair t’aurà encanterat a fèt deu men costat. » (Damvièla)
    Aussi encantar, incliner :
    « Los tausins acotats dambe sas granas cabòças s’encantavan de cap ad eth ende’u saludar. » (Courrèges)

  • Je note que l’ami Jan-Ive non seulement est cultivé mais en plus a toujours de bonnes idées. Ce qu’il vient d’écrire me plait. Ce canto c’était, selon Delamarre, au départ la jante de la roue du char gaulois et par métaphore c’est devenu 1- le cercle (en breton) 2- le bord, le côté (cant en gascon) . Au sens géographique cela nous a donné le mot canton (qui n’est pas circulaire mais qui est limité, "bordé") et tout ce qui touche au concept de bord , de côté comme l’a très bien rappellé JIG. C’est cohérent avec ce que nous rapporte Vincent.

  • Sans vouloir critiquer un ouvrage que je n’ai pas lu, le cas d’Argantomagos me semble relever d’une volonté de trop prouver. Le proto-celtique *arganto- est suffisamment prouvé par les langues celtiques modernes et Arganto-magus "marché de l’argent" ne pose pas de problème sémantique.

    Le breton kant, auquel Gérard Loison donne le sens de cercle est surtout vivant (du moins dans mon dialecte) avec le sens de chant d’un objet.

  • A propos de cant, le bayonnais Rectoran donne ces précisions :

    "Cant = Bord étroit. Du latin canthus, est employé à Bayonne depuis l’origine du gascon. Nous trouvons dans les Registres gascons, tome Ier, page 214, à la date du 3 avril 1484 versement de 22 francs à Johan de Belsunsse pour réparation du baluart qui a sus lo cant de le riuere (le talus qu’il y a sur le bord de la rivière).
    Pierre Lesca emploie le même mot : Carga carboun, boys é bourreye, au cant de l’aygue, lous diyaus. (Charger du charbon, du bois et de la bourre, au bord de l’eau, le jeudi). Requèste dous gardes de bile. (Requête des garde de ville).

    Deldreuil, dans ses chansons, emploie Cant a plusieurs reprises :
    Au cant de ma promenam-nous d’abord. (au bord de la mer, promenons-nous d’abord). Biarritz, Les Lorettes. Lou cant de hoec, quènt y torre é qu’y bènte. (Le bord de l’âtre, quand il gèle et qu’il vente). Bilhs soubenis (Vieux souvenirs). Cant de Prats = Au bord des près. Cantèyre, bordure d’un champ (dérivés de cant)."


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