De passage à Paris cette semaine, je me suis arrêté à la librairie Picard du quartier latin, spécialisée dans les thèmes antiques et médiévaux, sous l’angle archéologique ou linguistique notamment, et ai acheté l’ouvrage "Enquête aux confins des pays celtes", par Jacques Lacroix.
La lecture de cet ouvrage est très éclairante : il existe un thème celtique *canto au sens de "frontière", que l’on a longtemps voulu croire oronymique (on pense aux monts du Cantal). La démonstration est quelque peu longue, et il convient de renvoyer à l’ouvrage pour s’achever de la pertinence de la démonstration.
Ainsi, la ville normande de Caen tire son nom probable d’une forme *Cantomagos non-attestée "marché de la frontière", à la frontière des Baiocasses et des Viducasses.
Un exemple frappant de coïncidence entre cette racine *canto et une frontière est le hameau de Cantobre à Nant (12), dans l’ancien Rouergue, que l’on tire de *Cantobriga, autrement "château de la frontière". Les anciennes explications voulaient voir dans *canto le sens de "circulaire", mais l’ancien château est bien à la frontière de l’ancienne cité des Ruthènes, face aux Gabales, et c’est encore la frontière entre les départements de l’Aveyron et de la Lozère.
En quoi l’identification d’une telle racine nous intéresse-t-elle en Gascogne ? C’est que les confins des pays gascons ont évidemment été de langue celtique à une époque donnée.
L’étude se poursuit et fait la preuve, ce que les spécialistes disaient depuis un moment, que c’est fort abusivement que l’on a cru que le suffixe -(i)ac, tiré du celte -(i)aco, latinisé -(i)acum n’avait servi qu’à construire des toponymes basés sur un anthroponyme. Ainsi *Cantiaco au sens de "lieu de la frontière" a donné en zone d’oc Cansac (Canchy en zone normando-picarde, Chanc(e)y en zone d’oïl standard).
Et justement :
– Cansac à Pellegrue (33) semble matérialiser la frontière entre l’ancien Bazadais d’Entre-deux-Mers et l’Agenais du Pays Foyen, via cette fameuse bande de terre qui atteignait la Dordogne ; la frontière ne semble pas tout à fait parfaite, il y a incertitude sur le village de Massugas.
– Cansac à Bourg-de-Visa (82), dans l’ancien Quercy, est encore aujourd’hui la frontière entre le Tarn-et-Garonne et le Lot-et-Garonne, frontière qui correspond à celle entre Cadurques et Nitiobriges, le territoire de ces derniers devenant l’Agenais.
– Cansac à Broquiès (12) : le toponyme n’est pas loin du Tarn, mais cela ne doit pas correspondre ; en revanche, le lieu-dit est à l’intersection de trois communes, de nos jours, est-ce une ancienne frontière intérieure ?
On voit bien, l’équivalence avec les frontières antiques anciennes n’est pas toujours nette, mais la coïncidence est tout de même forte.
Jacques Lacroix va plus loin, et cite des dérivés possibles, ainsi la forme *Cant-ili-aco, qui a donné le connu Chantilly, qui était la rencontre des évêchés de Soissons, Senlis et Beauvais au Moyen-Âge. En pays d’oc méridional, cela donnera Cantillac :
– Cantillac à Sauveterre-de-Guyenne (33) semble correspondre à la limite entre l’Entre-deux-Mers biturige et le Bazadais, dont relevait Sauveterre ; le souci vient que Saint-Brice était a priori en Bazadais et se trouverait à l’ouest de ce toponyme, mais il convient de prendre en compte que cette paroisse doit être de création tardive, l’espace ne devait pas être aussi humanisé qu’il ne l’est (des forêts notamment), et par là même, il est fort probable que Cantillac ait été un "établissement de la frontière".
– Cantillac (24), en Périgord, qui aurait conservé étrangement une initiale ca- au lieu de cha-, pourrait être la frontière entre les Petrocores et les Lémovices : l’évêché de Limoges comprenait Nontron. Sur la route entre Nontron et Cantillac, que des hagiotoponymes, de formation médiévale, donc ultérieure.
– Cantillac à Bordères-sur-l’Échez (65) ne correspond à rien, et un toponyme celte paraît très aléatoire, un nom propre antique semble plus raisonnable.
Une autre série est *Cant-in-iaco, qui donnera Cantenac en pays d’oc méridional :
– Cantenac (33) ne serait-il pas la frontière méridionale des Médules, qui donneront le Médoc ?
– Canténac sur la commune d’Espinas (82) est exactement à la frontière entre Cadurques et Ruthènes, la région de Saint-Antoine-Noble-Val étant rouergate avant la création du Tarn-et-Garonne.
– Cantenac à Lansac (33) ne semble correspondre à aucune frontière entre cités antiques, s’il s’agit d’un fitonyme, alors c’est une frontière mineure, peut-être celle du territoire antique autour de ce qui deviendra Bourg ?
– Cantenac à Saint-Émilion (33) semble confirmer la possibilité de matérialisation d’une frontière mineure, ici entre ce qui devait être un grand domaine autour de ce qui deviendra la généralité de Saint-Émilion et un autre domaine (autour de Fronsac ?) ; notez que ce toponyme se situe tout près du menhir dit de Pierrefitte, il y a bien une frontière.
Bien évidemment, je ne me suis intéressé qu’aux formes gasconnes et d’oc méridional susceptibles d’être prises par les formes celtiques reconstituées, mais il va de soi que l’ouvrage de Jacques Lacroix constate les mêmes coïncidences partout ailleurs, plus ou moins stupéfiantes.
À noter que l’auteur met en évidence que le thème pourrait se retrouver aussi dans la série *ar-ganto, initialement *ar-canto, réinterprété via le latin argento "argent" : ce serait le cas d’Argenton-sur-Creuse, du celte Argantomagos "marché de la frontière" ... et de notre Argenton (47) en Bazadais ancien ?
Bref, cette piste *canto "frontière" est encore tâtonnante mais assez clairement, elle permet une percée nette en matière d’étymologies de toponymes anciens, notamment en Gascogne garonnaise, soumise aux influences celtes.